Qu’est-ce que le patrimoine, et en quoi ce concept a-t-il à voir avec les fonds des bibliothèques, dont l’histoire est connue pour sa complexité?
«Patrimoine»: le mot est devenu très à la mode depuis les années 1980, mais on sait que les catégories sont paradoxalement d’autant plus mal connues qu’elles sont plus célèbres, donc plus banales. Les formules faisant référence à «patrimoine» se multiplient, qui débouchent souvent sur une forme de revendication découlant d’un état de nature ou d’évidence (la «légitimité» du patrimoine, ou encore la fierté des «racines»).
Avouons au passage que nous n’approuvons pas la tendance qui consiste à utiliser un terme «en vogue» là où un autre, pourtant adapté, sera négligé parce que paraissant moins «porteur»: par exemple, dans le Bulletin des bibliothèques de France, dans la formule «Valoriser le patrimoine des revues en sciences humaines et sociales», patrimoine désigne tout simplement le contenu de ces revues (BBF, 2004, t. 49, n° 1, p. 88-89).
Dans ce type de problématique, le recours au lexique est révélateur: le lexique n’est pas neutre ni donné une fois pour toutes, mais il a une histoire. La racine latine (<patrimonium) désigne l’avoir d’une famille ou d’une communauté(<pater, père, au sens large de «chef de famille» plus qu’au sens biologique). Ce qui prime, c’est la définition d’un objet matériel et l’ordre du droit. Dans sa première édition, le Dictionnaire de l’Académie française (1694) s’en tient à cette acception: le patrimoine, c'est «le bien qui vient du père & de la mère, qu'on a hérité de son père & de sa mère».
Ce n’est qu’à l’époque contemporaine que se répandent les acceptions dérivées par analogie ou par métaphore. Complété par une épithète, «patrimoine» s’applique peu à peu à toutes sortes de domaines comme ceux de la biologie et de l’écologie (le patrimoine génétique, voire halieutique, etc.) ou encore de l’ethnologie… et des bibliothèques (le patrimoine livresque). L’acception actuelle la plus courante se rencontre ici, le patrimoine désignant ce qui a été reçu des générations antérieures, et envers quoi on aura une certaine obligation morale de préservation.
L’articulation avec la construction du droit romain explique que l’on ne trouve souvent pas l’équivalent direct du terme dans les langues non-latines, par ex. l’allemand.
Or, un renversement tend aujourd’hui à s’opérer, d’autant plus important qu’il reste mal perçu: le patrimoine n’est plus donné par la collectivité, mais il la définit. Dans la tradition politico-juridique romaine, dans laquelle s’inscrivent les Lumières puis la révolution démocratique, la collectivité nationale se définit comme l’ensemble des citoyens jouissant d’un certain nombre de droits, remplissant un certain nombre de devoirs et constituant par la même cette collectivité.
Après 1789, la «nation» désigne donc une certaine construction politique et juridique, et non pas d’abord un État s’inscrivant dans une géographie déterminée, non plus que la résultante d’un certain nombre de caractéristiques «nationales» telles qu’une langue commune, une religion dominante, une histoire commune, etc. Les «livres nationaux» et les «bibliothèques nationales» de la période révolutionnaire sont à comprendre dans cette acception, d’après laquelle c’est la nation au sens politique du terme qui définit comme tel son «patrimoine national».
La montée en puissance des nationalités à partir de la fin du XVIIIe et surtout au XIXe siècle tendra à recouvrir ce schéma, jusqu’à non seulement l’inverser, mais à faire paraître cette inversion comme naturelle: là où la collectivité définissait son patrimoine, c’est, au contraire, le patrimoine (au premier chef le patrimoine linguistique) qui identifie la collectivité. Débaptiser la Bibliothèque nationale en Bibliothèque nationale de France peut aussi être interprété comme une manière de consacrer ce renversement.
Il n’est pas inutile d’avoir une idée de ces problématiques, parce que le premier patrimoine dont la bibliothèque est le représentant, c’est la bibliothèque elle-même en tant non seulement qu’ensemble de collections, voire de collections anciennes (le patrimoine au sens étroit du terme), mais aussi en tant que structure institutionnelle, en tant qu’espace, en tant que pratique (ou ensemble de pratiques) et en tant que représentation (ou ensemble de représentations). Nous plaidons par conséquent pour une acception large, dans notre domaine, du terme de patrimoine: en relève ce qui est présent dans les bibliothèques à un moment donné, dont on pense que cela a une signification du point de vue de la conservation et dont il importe, le cas échéant, de fournir à nos contemporains des clés pour une intelligibilité possible.
Pour l’historien, tout concept ou phénomène est justiciable d’un processus d’historicisation: il doit être replacé dans un certain contexte, qu’il s’agisse des antécédents, du développement ou de ce qui se produit ensuite, et qui ne relève pas nécessairement de la causalité. Dans cette perspective, le patrimoine non plus n’est pas une donnée a priori, relevant de l’état de nature, mais il est aussi une donnée qui se construit et qui se déploie dans le temps, c'est-à-dire dans la culture et dans l'histoire.
Note bibliographique
Hans-Jürgen Lüsebrink, «Historische Semantik als Diskurspargmatik: der Begriff Nation in Frankreich und Deutschland», dans H.-J. Lüsebrink, R. Reichardt, Kulturtransfer im Epochenumbruch, Leipzig, 1997, p. 851-875. Frédéric Barbier, «Patrimoine, production, reproduction», dans Bulletin des bibliothèques de France, 2004, n° 5, p. 11-20. Trad. italienne: «Fra produzione e riproduzione. Cos’e’ il patrimonio libraio», dans Prometeo. Rivista trimestriale du scienze e storia, 23e année, n° 91 (sept. 2005), p. 16-25.
Cliché: la Bibliothèque du château de Chantilly (détail).
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