Une génération après l'invention de Gutenberg, la diffusion de la technique nouvelle est déjà relativement large en Europe, et la production d'imprimés s'accroît rapidement: mais ceux-ci reproduisent le modèle des livres manuscrits du Moyen Âge, alors même que le public de ces livres n'est pas susceptible de s'ouvrir en proportion. La crise de surproduction qui en découle pousse à une certaine réorganisation de la branche, et surtout au développement de ce que nous désignons comme l'innovation de produit: inventer des produits nouveaux, qui soient susceptibles de capter une clientèle elle-même nouvelle.
Du point de vue matériel (celui de l'objet), l'innovation peut porter sur le contenu (imprimer et diffuser des textes nouveaux) comme sur la forme matérielle. Le Liber chronicarum (HC 14508*) du médecin nurembergeois Hartmann Schedel (1440-1514) illustre surtout la seconde dimension: il s'agit en effet d'une chronique universelle, organisée selon le modèle traditionnel des âges du monde, mais qui innovera de manière spectaculaire en ce qui concerne sa "mise en livre" (exemplaire numérisé par la Bayerische Staatsbibliothek).
En effet, le choix est, d'abord, celui d'un ouvrage exceptionnel, qui impressionne par son format (in folio) et plus encore par sa magnifique illustration xylographiée (on sait que le jeune Albrecht Dürer y a collaboré). La double page donnant la vue de Nuremberg à la fin du XVe siècle est bien sûr la plus spectaculaire, d'autant qu'il s'agit d'une représentation réaliste (les artistes étaient sur place et connaissaient la ville), et non pas, comme pour certaines autres villes, d'une sorte de juxtaposition de ce que nous pourrions presque appeler des "clichés" (cf. la vue de Lyon, celle de Constantinople, etc.).
Les documents aujourd'hui conservés dans les Archives municipales de Nuremberg témoignent en outre du soin porté à la mise en page d'un ouvrage qui a évidemment nécessité des investissements très lourds. La vue de Strasbourg (lat. Argentina) montre la sophistication très élégante d'une double page dans laquelle la flèche de la célèbre cathédrale sort du cadre de l'image pour se développer dans la marge intérieure du recto de droite.
Plus intéressants encore sont les éléments qui témoignent de ce que l'ouvrage est désormais conçu pour la consultation: d'une part, c'est l'organisation matérielle du texte pour en faciliter la lecture, la mise en paragraphes, et surtout la scansion des bois gravés.
D'autre part et surtout, ce sont les informations imprimées sur les feuillets eux-mêmes, à savoir le titre courant (qui précise l'âge du monde) et la foliotation en chiffres romains ("Fol. XXX").
La présence de cette foliotation est indispensable dès lors que l'on a voulu inclure dans le volume un index alphabétique, lequel renvoie précisément aux numéros des feuillets. Comme nous l'avons montré ailleurs (notamment dans L'Europe de Gutenberg), le procédé qui consiste à repérer des passages du texte (du contenu) en fonction des composantes normalisées qui en constituent le support (le livre, alias l'interface) se révèlera jusqu'à aujourd'hui particulièrement puissant.
Dans les deux dernières décennies du XVe siècle, c'est donc bien l'innovation de produit qui se déploie progressivement, avec l'invention du livre imprimé et la mise en place d'une logistique de la communication sur laquelle nous vivons en grande partie jusqu'à aujourd'hui.
Note bibliogr.: Stephan Füssel, Die Welt im Buch. Buchkünstlerischer und humanistischer Kontext der Schedelschen Weltchronik von 1493, Mainz, Gutenberg Gesellschaft, 1996 (ISBN 3-7755-2111-9).
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